C’est une belle nuit d’hiver.Il fait bien froid,mais ici pas de neige sur les champs.Plutôt une infâme bouillasse sur les trottoirs.C’est la ville.
La clinique somnole dans une bienheureuse tranquillité.Ma co-garde a disparu, happée par les suites de couches.J’ai en plein l’âme corse ce soir.
Le pédiatre maison est sur la même pente nonchalante que moi.Il a décidé de rester en salle de garde.pour somnoler vaguement devant la télé.Ça cause dans le poste.
Avec nous ce soir une auxiliaire de puériculture expérimentée. Elle est dans une grande phase de nettoyage et vient de briquer à fond tous les chariots de réa.
Moi, j’ai juste vérifié la pharmacie et les kits d’accouchements avant de m’affaler dans le grand fauteuil poire que nous a offert le directeur.
Ça papote littérature dans le poste. « Allez, je dis au pédiatre, un double tilleul bien tassé et au lit. »
Il doit être minuit passé.
« la force des sages-femmes et des pédiatres, c’est de dormir quand ils le peuvent,comme les centurions romains. »me répond sentencieusement mon acolyte.
Tiens notre auxiliaire a disparu.
Doit être en train de ranger une salle? Non
Dans la réserve ? Non plus.
Montée à l’étage ? Personne ne l’a vue.
Aux toilettes sûrement.
Comme ça a l’air de durer,nous décidons de vérifier chaque pièce.Elle a peut-être fait un malaise, qui sait.
Pendant que nous explorons les salles de travail, elle sort de l’une des toilettes.Elle marche mécaniquement, les bras ballants, en laissant derrière elle une trainée de sang.Une vraie somnambule au milieu du couloir.Elle semble dans un autre monde.
Branle-bas de combat.Elle fait une hémorragie.Je l’allonge sur un brancard.Le pédiatre pousse un rugissement:entre ses cuisses pendouille un cordon ombilical sectionné.
J’arrive avant lui.Assis dans la cuvette, enfoncé jusqu’aux bras gigote un nouveau-né tout rose.
« Putain la vache, elle a accouché toute seule. »Bien dit, monsieur le pédiatre. Putain la vache, non seulement elle a accouché toute seule.mais visiblement sa tête n’est pas encore avertie de ce que fait son corps.
Le bébé va très bien.Reste à lui présenter sa mère lorsqu’elle sera revenue des confins de son déni de grossesse.
Le pédiatre est moi, on est tétanisés.On n’a rien remarqué, rien entendu.ni grossesse ni accouchement….on se regarde.
« Tu te rends compte, je réalise tout à coup, s’il n’avait pas été en siège , il se serait noyé dans la cuvette. »
Le pédiatre redevient philosophe.
« On n’aura qu’à lui dire de jouer au loto plus tard.Elle a même dû tirer la chasse d’eau,il est tout propre »
En attendant, nous savons maintenant que le déni de grossesse peut surprendre n’importe qui, même dans une maternité
J’ai beau savoir que le déni de grossesse, ça existe, ça paraît toujours un peu irréel… Merci encore pour cette histoire!
C’est sans doute la situation la plus difficile à envisager.j’y ai été plusieurs fois confrontée,et je peux témoigner que même les professionnels peuvent passer à côté.
C’est à ce moment là que la réalité dépasse de loin la fiction. Ou alors c’est l’histoire inventée la plus bizarre que j’ai jamais entendu.
Je me demande ce que ça donne après… Tu as dû halluciner sur le moment, un peu. Et avoir un peur aussi non ?
Pas sur le moment , en fait. C’est quand j’ai rempli le cahier d’accouchement que j’ai vraiment atterri si je peux dire.je n’ai mesuré la situation que quand la famille est arrivée.Je crois qu’ensuite ça ne s’est pas trop mal déroulé (pour la mère),grâce au pédiatre.
C’est ce qu’on appelle un accouchement par le siège !
Fascinant !
Comme quoi, il faut toujours se méfier des gardes calmes !
c’est la loi de Murphy:quand tout est calme en salle,gare à l’inattendu